Abdelinho – Entretien avec le réalisateur Hicham Ayouch

À l’occasion de la sortie du film Abdelinho, nous avons eu la chance d’échanger avec le réalisateur, Hicham Ayouch. Interview réalisée à travers un entretien via Zoom. Certains passages de cette transcription ont été reformulés et édités par souci de clarté. Nous souhaitons informer nos lecteur.ices que cet entretien dévoile des éléments de l’intrigue de Abdelinho.

Strangie : Pourquoi précisément le Brésil ?

Hicham Ayouch : Le Brésil représente un pays qui incarne deux choses un peu clichées, qui sont la samba et le foot. Mais il incarne aussi la liberté du corps, une forme de sensualité à travers ce qu’on voit. Par exemple, sur les plages, avec des hommes et des femmes qui exhibent leur corps, par opposition à une société un peu plus conservatrice comme le Maroc. Il représente un peu cet imaginaire, cette joie, le carnaval, la sexualité, la liberté du corps, etc. Toutes les choses que notre personnage n’a pas dans sa vie de tous les jours.

S : Je trouvais ce parallèle très sympa. En parlant de cela, vous avez dressé une sorte de parallélisme entre, d’un côté, la corruption politique qui peut y avoir au Brésil et de l’autre l’obscurantisme religieux qui menace la société marocaine. Quel est le processus de réflexion qui vous a mené à vous dire “ah tiens, je vais faire ce parallèle” ? Puisque finalement cela revient à montrer à quel point il est facile de tomber dans le totalitarisme.

HA : Le parallèle vient du fait que je trouve que les pays du Sud. Je désigne par là “ce qui n’est pas occidental blanc”, j’y inclus donc l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique… Ils ont beaucoup de similitudes à la fois dans notre façon de vivre, notre façon de penser le monde, notre façon d’être joyeux, etc. Quand des gens blancs occidentaux seraient névrosés au Prozac, on va faire un peu de musique, on va aller manger des sardines à la plage… On a les mêmes problèmes, mais on a une autre manière de les vivre. C’est un parallèle que j’avais envie de créer.

Après, au niveau du film, il y a une critique à plusieurs niveaux. Il y a une critique de tous les pouvoirs. Du pouvoir politique, économique et celui de l’extrémisme religieux, pas la religion en elle-même. J’ai tenté de créer un parallèle entre Abdelinho et Maria qui sont chacun confrontés à différentes problématiques. Mais au fond, ils sont tous les deux confrontés à une forme de corruption. Parce que même si Amr Taleb n’est pas quelqu’un qui est dans la corruption au sens économique du terme, il est dans la corruption des âmes. Ce film est une satire et a plusieurs grilles de lecture par rapport à ces critiques.

Abdelinho
Abdelinho, un film de Hicham Ayouch.
S : En ce qui concerne la critique de l’extrémisme religieux, j’ai bien aimé le fait de montrer le contraste entre les personnes religieuses vraiment pieuses, en la personne du vieil imam par exemple. En opposition au vrai extrémisme qui se met en place dans le film. Est-ce que vous auriez un commentaire sur l’hypocrisie de personnages comme Amr Taleb qui ressemblent à ces personnalités médiatisées qui, sous couvert de préceptes religieux ou de je-ne-sais-quelle valeur politique, réussit à nous embobiner ?

HA : Alors les télévangélistes sont vraiment un phénomène qu’on retrouve beaucoup chez les chrétiens, plus que chez les musulmans. Ils sont notamment très présents et très puissants au Brésil, où ils possèdent une force politique et économique importante. Ils sont aussi très puissants aux États-Unis, à travers des personnalités comme Jerry Falwell et Pat Robertson qui remplissent des stades. Ce que j’ai essayé de faire est de créer un personnage (Amr Taleb), qui est musulman, mais qui emprunte les codes de ces prêcheurs occidentaux puisque ces codes ne sont pas spécifiques à une religion. Après, je voulais effectivement qu’il y ait un personnage qui incarne un islam doux et qui est un vrai homme de religion, par opposition à Amr Taleb, un showman/businessman qui n’a aucune fonction religieuse (ni ouléma, ni cheikh, ni imam…).


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C’était important pour moi qu’il y ait ce personnage de l’imam qui incarne ce qui devrait être, à mon sens, les vraies valeurs de la religion (quelle qu’elle soit) : l’amour, la tendresse, l’écoute et la solidarité. Je ne voulais pas qu’on réduise mon film et qu’on pense que je voulais donner une mauvaise image de l’islam, parce qu’il y a beaucoup d’amalgames en Europe entre musulman, islamiste, terroriste, etc. Je ne voulais pas que mon film serve la soupe à ce propos. On est ici dans une critique de l’instrumentalisation de la religion, mais pas de la religion en tant que telle.

S : Je l’avais compris comme ça et j’espère que le public comprendra aussi. Enfin, à mon sens, ce contraste entre l’extrémisme et le côté modéré est limpide dans le film. Pour le mettre en scène, vous avez choisi un ton décalé que j’aime beaucoup. Petite mention spéciale au “Café des Hittistes”, le terme “hittiste” est une private joke avec mes parents…

HA : En référence à Fellag ?

S : Oui, justement. J’aime beaucoup cet humoriste. Le “Café des Hittistes” avec les personnes qui s’écroulent, “l’ambulance des chômeurs”, etc. Me rappelle le ton de Zakaria Boualem, chroniqueur humoristique du magazine Telquel. Est-ce que vous aviez des inspirations de ce style ?

HA : Pas vraiment. J’ai peut-être eu des inspirations inconscientes de choses que j’ai lues/vues/écoutées dans ma vie. Ce qui est normal, mais sinon je n’étais pas consciemment inspiré par une œuvre en particulier. À la limite, si je devais donner une référence, je dirais probablement la littérature d’Amérique du Sud comme les œuvres de Gabriel García Márquez ou Mario Vargas Llosa. Ils font ce qui s’appelle du “réalisme magique”, c’est-à-dire un univers qui n’est pas complètement de la science-fiction, ni complètement dans l’imaginaire, ni complètement dans le réel.

Et par rapport au “Café des Hittistes”, c’était un clin d’œil à ce terme que tous les maghrébins connaissent. On sait tout ce que ça représente. J’ai eu cette idée en passant devant des cafés au Maroc, en Algérie, Tunisie, etc. Quand on passe devant ces cafés dans beaucoup de quartiers populaires, on voit ces mêmes hommes passer une heure dans les cafés à rien faire. Je trouvais ça très triste puisque qu’on ne voyait pas de vie dans leurs yeux. J’ai donc tenté d’illustrer ce sentiment avec une métaphore.

S : Est-ce que vous diriez que le film est une sorte de récit d’anticipation/mise en garde sur la facilité d’endoctriner des personnes pour peu qu’elles soient fragilisées ? Parce qu’on a vu cela arriver et on a peur que cela se reproduise ailleurs.

HA : Non, je ne pense pas qu’on puisse parler d’anticipation. Je ne suis pas en train d’imaginer le Maroc dans 10, 20 ou 30 ans, ça relèverait plutôt de Black Mirror. Là, je dirais qu’on est plus à la fois une satire et un conte de fée parce que je me moque, avec tendresse, de ma société, de moi-même et de nous. Le côté conte de fée est l’histoire d’amour avec le prince, la princesse, le grand méchant puis le prince doit sauver la princesse avec la force de son amour. En ce sens, avec ce mélange, ce film est un ovni. Certains accrochent, d’autres passent à côté parce qu’ils sont perturbés par le fait que les genres s’entrechoquent. Mais je ne le vois pas comme un récit d’anticipation.

S : D’accord. C’est vrai que le film fait plus conte de fées, déjà dans le sens où le film se termine bien (rires).

HA : “Se termine bien”, en même temps le gars, il finit enfermé dans une télé à la fin (rires), donc il y a plusieurs grilles de lecture.

S : Vous avez répondu à une question que j’allais poser plus tard (rires). Je me demandais s’il avait vraiment migré dans le feuilleton.

HA : Oui, c’est comme la scène de fin où on voit Mouka et Selwa qui s’embrassent. C’est un film qui a plusieurs couches et grilles de lecture selon la personne (âge, provenance, tempérament, histoire personnelle…). Pour moi, par exemple, on peut imaginer que tout est bien qui finit bien, qu’il est heureux dans le meilleur des mondes, mais c’est quand même un gars qui est parti vivre dans une télénovela. Une scène qui m’intéresse, c’est Mouka qui embrasse Selwa et qui se met à avoir une érection pour la première fois dans le film.

Ce petit clin d’œil est une façon de dire que la révolution sexuelle et à travers ça l’amour est LA chose qui va tous nous sauver. Pas le sexe en tant que tel, puisque Mouka a des problèmes [d’impuissance ; ndlr] pendant tout le film. Il incarne ce personnage qu’on peut avoir dans certains pays maghrébins où il y a une certaine frustration sexuelle, mais ce qu’il trouve à la fin, c’est l’amour.

Abdelinho
Abdelinho, un film de Hicham Ayouch.
S : Vous aviez décrit Abdelinho comme une “ode à l’émancipation” dans le dossier de presse. Du coup, est-ce que vous diriez que les personnes peuvent s’épanouir lorsqu’on leur donne les moyens de s’épanouir plutôt que de les “enfermer” dans des cases ou des règles qui n’ont aucun sens ?

HA : Alors après la formule, je la comprends, je ne dirai pas qu’il faut qu’on “donne” mais plutôt que c’est à chacun de “prendre son compte”. Parce qu’on est tous victimes de notre conditionnement quel que soit le pays dans lequel on vit.

S : Disons qu’il faudrait avoir l’opportunité ou saisir les opportunités qui se présentent à nous ?

HA : Oui, parce qu’il y a malgré tout un combat dans le film. Abdelinho est un personnage qui va se battre pour vivre son rêve. Au début, il se bat pour se faire accepter tel qu’il est, et il y arrive puisqu’il est bien intégré dans sa société. Mais au bout d’un moment, il va falloir qu’il se batte pour récupérer son amour et vivre son rêve. Donc en un sens, je suis d’accord avec vous : on a besoin d’avoir un environnement propice et si on donne un environnement propice aux gens. Par exemple, si on envoie les enfants 5 heures par jour à l’école plutôt que 20, on aura des gens plus intelligents à mon avis. Mais en même temps, je voulais aussi dire “vous avez un rêve, croyez en vous, croyez en votre singularité”.

C’est aussi un film qui parle de singularité. Parce que le Maroc est une société dans laquelle les gens sont beaucoup dans l’uniformisation : le na7nou, le joumouaa, le “nous” quoi. Contrairement à une société occidentale où on est parfois trop dans le “je”. Le film montre qu’on peut trouver un équilibre entre le “nous” et le “je”. On peut à la fois soutenir les belles valeurs des sociétés africaines et arabes comme la solidarité, le partage et les belles traditions. Par exemple : s’occuper des aînés est une très belle chose, et en même temps, on peut s’épanouir tel qu’on est. Mais pour ça, il y a un prix à payer.

Abdelinho
Abdelinho, un film de Hicham Ayouch.
S : À titre personnel, j’ai été une sorte d’Abdelinho version Japon. Sauf que je ne suis pas enfermée dans une télé. Est-ce que vous avez des personnes comme lui dans votre entourage ?

HA : Ah oui, j’avais vu les influences manga sur le site et la page Instagram de Konata Nekoyama. Alors non, je n’ai pas de personne comme ça qui a une sorte d’obsession pour une culture qui n’est pas la sienne.

S : Alors justement, vu qu’on est un site aussi tourné anime/manga, j’ai remarqué à plusieurs reprises une peinture de Luffy (One Piece) sur un mur. Est-ce que c’était voulu ou il était juste là parce que vous avez tourné en décor naturel ? Puisque, je ne sais pas si vous connaissez One Piece ?

HA : Si si je connais One Piece !

S : Luffy est un personnage très singulier et anticonformiste. Son auteur avait, en le créant, en tête un personnage brésilien. Du coup, je me demandais si c’était voulu ou non ?

HA : Non, une jeune amie fan d’anime m’en a parlé lorsque le film était déjà tourné. En fait, à part les graphes qui concernent Amr Taleb qu’on a ajouté, soit en décor réel, soit en 3D. Le reste, ce sont des graphes déjà présents et réalisés par les habitants d’Azemmour, la ville dans laquelle nous avons tourné. Par contre, c’est intéressant de parler d’anime parce qu’il y a un côté cartoon/dessin animé dans le film. Car on a quand même un poisson qui fait de la danse classique et une parabole qui se transforme en fleur. Même si ce n’est pas une référence à un univers en particulier, je voulais qu’on retrouve cette fantasmagorie qu’on peut retrouver dans les anime et qu’on accentue encore plus le côté conte.

S : Le délire et le ton décalé sont totalement assumés du coup ?

HA : C’est ça !

S : J’avoue avoir adoré le coup du poisson et de la parabole, surtout le poisson. J’essaierai de revoir cette partie sans rire.

HA : C’est cool si vous avez ri et si vous avez eu le sourire devant le film. Ça m’arrange et ça me rassure !

S : Je voulais vous dire bravo pour l’immersion aussi, avec le personnage de Maria qui répond depuis son feuilleton qui fait vraiment télénovela. Je ne m’y attendais pas. Je pense que le film sera bien accueilli, il est maîtrisé de bout en bout. Est-ce que vous auriez un petit mot pour les futurs spectateur.ices de votre film ?

HA : Si vous allez voir Abdelinho, ne mangez pas de pop-corn devant le film. Vous pouvez le faire avant, après, en dormant, en allant à la montagne, aux toilettes, mais ne le faites pas au cinéma. Parce qu’on a l’impression que le pop-corn coûte plus cher que les places de cinéma, donc on a l’impression que les gens vont au cinéma pour manger du pop-corn et accessoirement, regarder un film. (rires) Plus sérieusement, je n’ai pas de message spécial à part : soyez heureux, soyez amoureux, vivez, aimez. C’est mon message.

Abdelinho de Hicham Ayouch, avec Abderrahim Tamimi, Inês Monteiro, Ali Suliman, actuellement au cinéma depuis le 16 août 2023 avec Urban Distribution. Produit par Président Production.


Propos recueillis le 26 juillet 2023 par Strangie et Jonathan “Jojo Tout Cour” Guetta pour Konata Nekoyama / Studio JM Production. Transcription écrite par Strangie. Studio JM Production et Konata Nekoyama tiennent à remercier chaleureusement Hicham Ayouch et l’agence Anyways pour leur disponibilité et la possibilité de réaliser cet entretien. Nous leur souhaitons le meilleur pour la suite.

Konata Nekoyama aime

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