Misuzu exerce ce que certains appellent le plus beau métier du monde… Mais entre le désintérêt de ses élèves et surtout la blessure qu’elle porte en elle, la jeune femme essaie tant bien que mal de mener son existence, la tête haute. Hélas, quand Minako, sa meilleure amie, lui annonce ses fiançailles avec Hayafuji, son petit ami de longue date, le quotidien de cette professeure vacille pour atteindre, peut-être, un point de non-retour. Pourra-t-elle trouver son équilibre dans une société si foncièrement inégale et injuste ?
L’édition française d’EN PROIE AU SILENCE sort dans un contexte très particulier : la montée de divers mouvements comme #MeToo, #NousToutes avec la libération de la parole en ce qui concerne les violences faites aux femmes, la prise de conscience sur le sexisme dont elles continuent d’être victimes…etc. La publication du tome 1 en France tombe à point nommé dans la mesure où, si vous vous êtes déjà posés la question « mais pourquoi tant de colère ? », vous avez un début de réponse (nous ne sommes qu’au premier tome, après tout). Le meilleur moyen de comprendre quelqu’un étant de se mettre à sa place, nous suivons ici une jeune professeure dans son quotidien.
DE LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE UNE JEUNE FEMME DANS UNE SOCIÉTÉ MISOGYNE 🙍♀️
Je vous mentirais si je disais que lire ce premier tome un samedi soir, créneau normalement réservé à la « détente », était une bonne idée. Vous êtes prévenus : la lecture de ce premier tome fût difficile. Le monde dépeint dans ce dernier est saisissant de réalisme. Cela se traduit non seulement par un dessin qui pourrait faire penser à des personnes réelles mais aussi par une atmosphère qui ne rappelle que trop bien notre société.
Si certaines scènes ne sont pas pour les âmes sensibles, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont « graphiques » mais surtout parce qu’elles sont psychologiquement difficiles à lire. Nous subissons avec la protagoniste l’abus et la violence dont elle est continuellement la victime. Il s’agit d’un personnage dont les blessures profondes ne peuvent pas laisser le/la lecteur.rice de marbre. Je prends pour exemple évident le flash-back qui montre le contexte dans lequel Misuzu a été violée : elle avait 20 ans, au début de sa vie d’adulte, et aidait simplement son amie Minako à s’installer avec son petit-ami, que nous allons appeler Connard pendant tout le reste de cette critique. Nous assistons, impuissants, à la destruction à la fois physique et psychologique du personnage.
«[..] Tu observes les idiotes comme Minako qui se pavanent devant les mecs. Tu te fous de leur gueule mais en fait, tu crèves de jalousie. Tu te dis que toi aussi, tu veux qu’un homme te regarde avec du désir plein les yeux. »
(p.150)
Ces mots de Connard ne nous semblent que trop réels parce qu’il s’agit typiquement de phrases utilisées par des criminels dans la vraie vie pour, soi-disant, justifier leurs actes et culpabiliser les victimes. La violence physique de la scène qui suit est insoutenable. Et le plus terrifiant dans tout cela ? Ceci :
« Je n’ai pas dit un mot…Car j’ai réalisé qu’il y avait une explication possible. Tout ça… C’était peut-être de ma faute, en tant que femme. Le simple fait de vivre en tant que femme… m’exposait à la possibilité que ce genre de choses m’arrive… une femme n’est jamais du bon côté de la balance.»
(p.165 à 168)
Ces pensées de Misuzu, ce sont celles d’une personne détruite et traumatisée à vie. Ce sont les mots d’une victime qui croit sincèrement qu’elle est coupable. Que c’est « normal ». Ces pensées constituent une façon parmi d’autres de faire face à son traumatisme. Au risque de déplaire à certains, s’en « remettre » n’est pas aussi facile que ce que l’on peut imaginer. Ce manga sert de sonnette d’alarme à ceux qui ont tendance à réagir à coup de « mais non ça arrive pas », « mais non une victime va pas se sentir coupable » et j’en passe.
En lisant ce premier tome d’EN PROIE AU SILENCE, je me suis surprise à me remémorer ce que j’ai souvent entendu et continue d’entendre dans mon entourage. Par exemple, à la partie où l’on réalise que celui qui abuse d’elle régulièrement est Connard, mon entourage dirait « mais attends, elle continue de le voir ? Mais pourquoi ne refuse-t-elle pas simplement de le rejoindre dans sa voiture ? ». Ce à quoi le manga nous répond qu’il lui fait du chantage. Et quand bien même elle rétablirait la vérité, on en vient à douter que son amie Minako la croit, malheureusement.
Je le répète encore : c’est exactement ce qui arrive dans la vraie vie. Dans notre société. Dans notre monde. Akane Torikai nous force ici à regarder notre société dans les yeux. A prendre conscience de ce que de vraies personnes subissent.
DES DANGERS DE L’INTERNALISATION 🙅♀️
Justement, en parlant de Minako, c’est aussi un personnage qui subit la misogynie de ce monde : elle pense que sa valeur passe par l’affection d’un homme et que ce qui devrait rendre une femme heureuse serait de « se faire belle » et « tomber amoureuse ». Elle a complètement internalisé comme « naturelles » des valeurs qui, en fait, sont propres à chacun.e et refuse de reconnaître qu’elle n’est pas heureuse dans son couple (oui, Connard est aussi un connard avec sa fiancée).
Misuzu, au risque d’en choquer certain.e.s, n’est pas non plus épargnée par cette internalisation. Lorsqu’on l’observe au travail, ses pensées donnent littéralement une démonstration de slut-shaming, à sa manière :
« C’est du marketing bien rodé. Si elle veut vivre entretenue par un homme, elle ne peut pas se laisser aller maintenant, sinon personne ne voudra d’elle. »
Au sujet de filles très coquettes. (p.24)
« Elles rencontreront de nombreuses situations difficiles après le lycée »
Au sujet de filles un peu plus négligées. (p.25)
Je me dois ici de saluer la traduction de Gaëlle RUEL, car la formulation ici est cruciale. En lisant ces pages, on peut deviner que Misuzu pense vraiment ces choses. Ce jugement qu’elle a envers ses propres élèves est une triste preuve de la misogynie ordinaire qu’elle a complètement internalisée et que, par conséquent, elle contribue à entretenir. Cependant, Akane TORIKAI semble heureusement avoir l’intention de challenger sa perception du monde.
UNE REPRÉSENTATION DES RAPPORTS DE FORCES « GRIS » DE NOTRE SOCIÉTÉ 👥
Nous ne suivons pas que Misuzu dans ce manga. Nous suivons également un de ses élèves, Niizuma, victime d’abus de la part d’une femme plus âgée. Personne ne semble le croire et ses camarades pensent qu’il s’agit d’une relation consentie. A en juger par son flashback ? Non, pas de consentement en vue. Il a été complètement écrasé émotionnellement. La confrontation de Misuzu avec son élève est très intéressante dans un premier temps parce que, contre toute attente… elle refuse de le croire.
C’est bien là tout l’intérêt de nous montrer une partie de l’histoire de Misuzu avant d’arriver à cette confrontation. Comprenons bien là qu’il est inutile ici de la « juger ». On sait qu’elle devrait le croire. La question est de comprendre « pourquoi » elle ne le croit pas. Elle est victime de misogynie tous les jours (le fameux Connard, le collègue trop familier avec elle qui se permet de juger son apparence et son célibat…etc). Pouvons-nous sincèrement être surpris lorsqu’elle refuse de croire un garçon qui n’est pas l’agresseur mais la victime ? Je ne crois pas.
L’échange est d’autant plus intéressant qu’il se transforme en débat sur les conflits de genre. La façon de le montrer l’est aussi : lorsque Misuzu affirme que les hommes sont à l’origine des problèmes de toutes les femmes, l’auteur nous montre des lycéennes qui se moquent du physique d’une fille qui vient de commencer à sortir avec un garçon et qui se demandent pourquoi quelqu’un voudrait d’elle. Et d’un autre côté, le discours de Misuzu dénonce très clairement un vrai problème :
« Tu peux voler leur liberté. Tu peux voler leur vie. Tu veux seulement que quelqu’un te pardonne d’avoir ce pouvoir si irrationnel. […] Tu amocheras et souilleras bien des femmes au cours de ta vie. Que tu le veuilles ou non…Tu ne peux vivre que de cette façon-là et personne ne pourra te le pardonner.»
(p.182-183)
Combien de fois avons-nous vu une agression tentée d’être “justifiée” par le classique “boys will be boys” ? Trop. Et pourtant, ils ont eu le choix. Il ont fait le choix de détruire quelqu’un. Le contexte du discours illustre toute la complexité du sujet puisque Misuzu n’a pas un agresseur en face d’elle mais une victime qu’elle refuse de croire parce qu’il est un homme. Tout comme lui refuse de comprendre pourquoi son professeur ne considère pas que les hommes et les femmes sont traités de la même façon à l’heure actuelle.
De mon point de vue, il s’agit d’une façon, pour Akane TORIKAI, de nous expliquer que le sexisme qui gangrène notre société est entretenu par tou.te.s. Je pourrais disserter encore longtemps sur l’échange entre Misuzu et Niizuma mais ce qui est sûr est qu’il laissera des traces pour les deux personnages. Et si j’en juge par les dernières images du premier tome, nous n’avons pas fini de voir ce pauvre élève…
Il faut en parler !
⚠ Si vous êtes vous-mêmes victimes de violence sexistes et sexuelles, n’hésitez pas à vous rendre sur le site stop-violences-femmes.gouv.fr qui répertorient les numéros d’urgence ainsi que les structures auxquelles vous pouvez vous adresser. N’oubliez pas : il faut en parler.
En conclusion, EN PROIE AU SILENCE est un voyage difficile mais d’utilité publique qu’Akane TORIKAI nous propose et je ne peux qu’applaudir son talent. Il y a des choses qui mettront très mal à l’aise mais c’est justement la raison pour laquelle ce manga doit être lu par les adultes d’aujourd’hui. Ce premier tome de EN PROIE AU SILENCE annonce une série qui ne laissera aucun.e lecteur.rice indemne. Akane TORIKAI a parfaitement su restituer la dureté d’une société dite « développée », qui est pourtant hostile aux femmes. Mais elle a également pris soin de montrer que le problème est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Alors, à qui est la faute ? Qui est vraiment responsable du sexisme qui gangrène notre société ? A suivre aux prochains tomes.
TITRE ORIGINAL : Sensei no Shiroi Uso
GENRE : Drame
TYPE : Seinen
PAYS : Japon
AUTEUR : Akane Torikai
ILLUSTRATEUR : Akane Torikai
ÉDITEUR ORIGINAL : Kodansha
ÉDITEUR FRANÇAIS : Akata – Collection Large
© Akane Torikai / Kodansha Ltd.